jeudi 28 avril 2011

Pour sortir du manichéisme linguistique au Québec

Depuis plusieurs décennies, le débat sur la norme du français au Québec oppose deux écoles de pensée, les endogénistes (partisans d'une norme définie au Québec) et les exogénistes (partisans de la norme parisienne).
L’école des endogénistes se divise elle-même en deux groupes. Il y a d’abord le groupe des aménagistes dont Claude Poirier, directeur du Trésor de la langue française au Québec, dit :
« […] je n’appartiens pas au groupe des aménagistes, formé d’universitaires dont la carrière, ou une partie de celle-ci, s’est déroulée au sein des organismes linguistiques du gouvernement du Québec. […] je ne crois pas à leur démarche visant à circonscrire un français québécois standard, notion qu’ils ont, à mon avis, discréditée à jamais. » (Claude Poirier, « Quand une théorie est bâtie comme un château de cartes… », Argument 13/2 (2011) p. 166)
Qui sont ces aménagistes universitaires ayant passé une partie de leur carrière dans la fonction publique et que Claude Poirier ne nomme pas ? Disons-le sans détour pour les lecteurs qui ne seraient pas au courant : il s’agit du groupe Franqus de l’Université de Sherbrooke.
Claude Poirier oublie de dire qu’il y a un second groupe d’endogénistes, eux aussi fonctionnaires mais formés au Trésor de la langue française de l’Université Laval et qui sont responsables de la dérive québécisante dans les orientations du Grand Dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française. Un groupe de dix-huit anciens terminologues de l’Office a dénoncé récemment cette dérive et ils ont été appuyés par des dizaines de professionnels de la langue (traducteurs, terminologues et réviseurs). Si, selon Claude Poirier, la démarche du premier groupe d’endogénistes est « discréditée »,  ne doit-on pas  en dire autant de celle du second ?
En face d’eux, on trouve les exogénistes. Ou ce qu’il en reste. Théoriquement, les exogénistes prônent un alignement inconditionnel sur le français de Paris. Mais combien sont-ils ? Très, très peu de nos jours (on peut soutenir sans grand risque d’erreur que les derniers exogénistes ont sans doute été Gérard Dagenais et Pierre Beaudry même si le mot n’est apparu que bien après leur mort). En fait, les exogénistes existent principalement dans l’imagination des endogénistes qui ont besoin d’eux comme faire-valoir et comme repoussoir. La position exogéniste suppose que les Québécois se situent en dehors du marché linguistique francophone mondial et ne contribuent pas à la définition d’une norme commune – ce qui est faux, comme l’exemple du mot courriel, créé au Québec, suffit à le montrer.
Les exogénistes sont une création des endogénistes qui ont besoin d’avoir en face d’eux un groupe représentant le Mal.
Mais, me dira-t-on, vous oubliez Marie-Éva de Villers et son dictionnaire. Je sais bien que, dans quelques cercles, on voudrait faire croire que le Multiditionnaire prône un alignement inconditionnel sur le français de Paris : cela fait partie des fantasmes des endogénistes. La simple consultation de l’ouvrage montre que c’est inexact. Bien plus, si l’on regarde les éditions successives, on constate que Marie-Éva de Villers, au début, suivait de près les recommandations et les décisions terminologiques de l’Office. Mais, compte tenu de la dérive dans les orientations de la terminologie à l’Office, elle a dû progressivement prendre ses distances par rapport au Grand Dictionnaire terminologique, donc par rapport au courant endogéniste. C’est même elle qui, la première, au congrès de l’ACFAS de 2002, a dénoncé la réorientation endogéniste du Grand Dictionnaire terminologique. En fait, son Multiditionnaire occupe une position intermédiaire, ni ouvertement endogéniste, ni ouvertement exogéniste.
Il en va de même pour Jean-Claude Corbeil, qui est pourtant membre du comité scientifique de Franqus mais dont Le Visuel est loin d’être une œuvre endogéniste.
Bref, les deux dictionnaires québécois les plus vendus au Québec même ne peuvent être considérés ni comme strictement endogénistes ni comme strictement exogénistes.
Il faut donc reconnaître l’existence d’une via media et abandonner un classement manichéen simpliste.
Cette voie médiane a reçu de nouveaux appuis récemment.
La voie médiane est illustrée dans la position du Conseil supérieur de la langue française pour qui le français dit international sert de norme commune à l’ensemble des communautés francophones et ne doit pas être confondu avec le français hexagonal. La position du Conseil est très proche de celle qui est défendue par Lionel Meney, en particulier dans Main basse sur la langue. Et Jean-Claude Corbeil, même s’il n’emploie pas le mot de diglossie comme le fait Meney, est toutefois très proche de cette vision du marché linguistique québécois lorsqu’il propose, en 1983, les notions de supra-norme (le français international) et d’infra-norme (le français québécois).

Prochainement sur cet écran :
« La fin d’une opposition stérile »

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