mardi 17 mai 2011

Ni petit-boutien ni gros-boutien


Il est nécessaire, avant de mettre en ligne mes prochains billets, que je fasse une mise au point. 
Un ancien collègue m’a fort aimablement reproché d’utiliser le terme d’aménageux et m’a traité à la blague d’exogéneux. Ce qui m’a amené à donner une première réponse dans le billet « Pour sortir du manichéisme linguistique au Québec » où je montre que la catégorie des exogénistes est une invention des endogénistes, partisans d’une norme nationale propre au Québec, qui avaient besoin d’un repoussoir pour mieux imposer leur vision car, depuis un bon quart de siècle (en gros, depuis la fin des chroniques de langue de Pierre Beaudry dans La Presse), il n’y a plus, en face d’eux, personne de quelque envergure ou de quelque influence à prôner un alignement normatif strict sur Paris.

L'auteur pendant ses études à Cambridge. Pressentant sans doute sa future réputation d'exogéniste, il n'arbore ni plumes sur la tête ni ceinture fléchée.
Soyons clair, je ne me considère ni comme endogéniste ni comme exogéniste. J'entends ne pas me laisser enfermer dans un double bind. Dans ce blogue, quitte à aller à contre-courant, je n’entends que défendre le gros bon sens. J’entends appeler un chat un chat et débusquer certaines inepties. Ce n’est pas pour rien que, dans mon premier billet, j’ai mis une longue citation de l’Éloge de la folie. Je n’entends que remettre à l’heure quelques pendules (voir mon billet sur l’absurde « rapatriement du référent » et le billet à venir sur la « hiérarchisation des usages ») et que nuancer certaines opinions qui sont énoncées comme paroles d’évangile (par exemple, sur l’existence universelle des dictionnaires nationaux dont j’ai commencé à traiter dans le billet sur le dictionnaire chilien). Comme je le mentionnais dans mon premier billet, mon modèle avoué est le livre de Geoffrey K. Pullum The Great Eskimo Vocabulary Hoax, and Other Irreverent Essays on the Study of Language (University of Chicago Press). 

Mais il faut quand même que j’explique pourquoi j’utilise le terme d’aménageux.
Le mot aménagiste est mal assumé par ceux-là même dont le métier est de faire de l’aménagement linguistique. Cela remonte au livre de Diane Lamonde, Le maquignon et son joual, L’aménagement du français québécois (Montréal, Liber, 1998). Pour ma part, je ne crois pas qu’il faille mettre tous les aménagistes dans le même panier (mais est-ce ce que fait vraiment D. Lamonde ?). C’est pourquoi je propose d’introduire dans la discussion la distinction entre aménagistes et aménageux. Mettons donc à part la catégorie des aménageux, ceux qui ont donné mauvaise réputation à la discipline, et dont les connaissances et les compétences sont du même niveau que celles des rebouteux et des patenteux.
Il y a une place légitime en sciences humaines pour l’étude scientifique de ce que Claude Hagège a appelé l’« action humaine sur les langues ». Ce sont ces études scientifiques que l’on trouve dans les six volumes de La réforme des langues de Claude Hagège et István Fodor. C’est aussi ce que l’on trouve dans L’embarras des langues de Jean-Claude Corbeil.
Certains, me voyant venir de loin et constatant que je propose de mettre en ligne un billet sur la « hiérarchisation des usages », demanderont : êtes-vous pour ou contre le dictionnaire Franqus du « français standard en usage au Québec » en préparation à l’Université de Sherbrooke ? Pour l’instant, je ne suis ni pour ni contre. Je préfère suspendre mon jugement même si les déclarations passées des responsables du projet invitent à la suspicion. Je jugerai sur pièces quand l’œuvre paraîtra ou, à défaut,  à partir des fragments mis en ligne si la parution continue à être retardée d’année en année :

« En 2005, on annonçait déjà un premier retard d’un an » (« Libre opinion : Décrire le français québécois ou en faire une norme ? » Le Devoir, 20 janvier 2005).

«Le projet Franqus du Dictionnaire du français québécois dans son usage standard est basé à la Faculté des lettres et sciences humaines de l’Université de Sherbrooke, et dirigé par Pierre Martel et Hélène Cajolet-Laganière. La parution est prévue pour 2008» (Dumas, « La transcription phonétique du dictionnaire Franqus », RCLA/CJAL 9,2, p. 109).
« Le premier dictionnaire du français standard en usage au Québec sera bientôt publié en version électronique (hiver 2009) et en version papier (automne 2009). » (L’actualité. – Vol. 33, n° 4, 15 mars 2008).
L’ouvrage sera entièrement complété [terminé] en 2009 et c’est à ce moment que l’on sortira la version imprimée.» (Le Devoir, 29 mars 2008)
Pour Leigh Oakes et Jane Warren (Langue, citoyenneté et identité au Québec, Québec, Presses de l’Université Laval, coll. « Langue française en Amérique du Nord », p. 132), la parution est annoncée pour 2009.
« Enrichie au fur et à mesure de la révision des articles, cette version électronique du Dictionnaire sera complétée [completed ?] en 2011 et servira à la préparation de la version imprimée. » (http://www.ccdmd.qc.ca/correspo/Corr15-2/Franqus.html)

Comme rien n’assure que les dernières échéances ne seront pas repoussées une nouvelle fois, il n’est pas dit qu’entre-temps, je ne ferai pas valoir mon opinion sur les raisons qui ont été apportées pour justifier l’entreprise ni même que je n’émettrai de commentaires sur une version « bêta » dont l’analyse permettra seule de juger de la justesse de l’appellation.

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Puis, pour relativiser le débat, pourquoi ne pas lire cette page de Swift ?
Jonathan Swift
LES VOYAGES DE GULLIVER , ch. 4
Faut-il entamer un œuf par le petit bout ou par le gros bout ?
« [Voilà l’objet de discorde qui entraîna la guerre entre les] deux grands empires de Lilliput et de Blefuscu. Ces deux formidables puissances ont, comme j'allais vous dire, été engagées pendant trente-six lunes dans une guerre très opiniâtre, dont voici le sujet: tout le monde convient que la manière primitive de casser les œufs avant que nous les mangions est de les casser au gros bout; mais l'aïeul de Sa Majesté régnante, pendant qu'il était enfant, sur le point de manger un œuf, eut le malheur de se couper un des doigts; sur quoi l'empereur son père donna un arrêt pour ordonner à tous ses sujets, sous de graves peines, de casser leurs œufs par le petit bout. Le peuple fut si irrité de cette loi, que nos historiens racontent qu'il y eut, à cette occasion, six révoltes, dans lesquelles un empereur perdit la vie et un autre la couronne. Ces dissensions intestines furent toujours fomentées par les souverains de Blefuscu, et, quand les soulèvements furent réprimés, les coupables se réfugièrent dans cet empire. On suppute que onze mille hommes ont, à différentes époques, aimé mieux souffrir la mort que de se soumettre à la loi de casser leurs œufs par le petit bout. Plusieurs centaines de gros volumes ont été écrits et publiés sur cette matière; mais les livres des gros-boutiens ont été défendus depuis longtemps, et tout leur parti a été déclaré, par les lois, incapable de posséder des charges. Pendant la suite continuelle de ces troubles, les empereurs de Blefuscu ont souvent fait des remontrances par leurs ambassadeurs, nous accusant de faire un crime en violant un précepte fondamental de notre grand prophète Lustrogg, dans le cinquante-quatrième chapitre du Blundecral (ce qui est leur Coran). Cependant cela a été jugé n'être qu'une interprétation du sens du texte, dont voici les mots: Que tous les fidèles casseront leurs œufs au bout le plus commode. On doit, à mon avis, laisser décider à la conscience de chacun quel est le bout le plus commode, ou, au moins, c'est à l'autorité du souverain magistrat d'en décider. Or, les gros-boutiens exilés ont trouvé tant de crédit dans la cour de l'empereur de Blefuscu, et tant de secours et d'appui dans notre pays même, qu'une guerre très sanglante a régné entre les deux empires pendant trente-six lunes à ce sujet, avec différents succès. Dans cette guerre, nous avons perdu; quarante vaisseaux de ligne et un bien plus grand nombre de petits vaisseaux, avec trente mille de nos meilleurs matelots et soldats; l'on compte que la perte de l'ennemi, n'est pas moins considérable. Quoi qu'il en soit, on arme à présent une flotte très redoutable, et on se prépare à faire une descente sur nos côtes. Or, Sa Majesté impériale, mettant sa confiance en votre valeur, et ayant une haute idée de vos forces, m'a commandé de vous faire ce détail au sujet de ses affaires, afin de savoir quelles sont vos dispositions à son égard. »
Source : Projet Gutenberg, http://www.gutenberg.org/ebooks/17640

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Sans aucun rapport avec ce qui précède, seulement pour la beauté de la musique :

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