jeudi 5 mai 2011

Réflexions sur l'emprunt et en particulier sur le calque


Quels enseignements peut-on tirer des cinq billets intitulés « Le québécois standard, langue calque » et mis en ligne au cours du mois d'avril ?

Rappelons que notre propos n’était pas de traiter des emprunts lexicaux proprement dits qui, pour nombreux qu’ils soient, ne changent pas nécessairement la syntaxe et la grammaire d’une langue. Dans une perspective historique à long terme, des exemples montrent que les emprunts lexicaux massifs ne touchent guère la structure de la langue même s’il est attesté que l’emprunt massif peut introduire de nouveaux sons (phonèmes) dans la langue emprunteuse. C’est ainsi que le grand linguiste français Antoine Meillet a pu dire de l'arménien : « L'importance de l'élément iranien, dans le vocabulaire, est telle qu'on a pris longtemps l'arménien pour un dialecte iranien. » Pourtant, les linguistes ont fini par montrer que sa structure était différente de celle des langues iraniennes.
Le propos n’était pas non plus de discourir sur les emprunts sémantiques, il suffit de savoir que le phénomène est très répandu.
Plus intéressants apparaissent les emprunts phraséologiques, d’autant qu’ils ont tendance à être transnationaux : prendre part se traduit littéralement en anglais to take part, en allemand teilnehmen, en russe принимать участие, en hongrois részt venni; et le français contemporain offre de multiples exemples de calques de l’anglais : ce n’est pas ma tasse de thé, garder un profil bas, etc. Alors que l’expression jeter le bébé avec l’eau du bain, présentée souvent comme une traduction de l’anglais to throw the baby out with the bathwater, est plus vraisemblablement, car attestée à date plus ancienne, un calque de l’allemand das Kind mit dem Bad ausschütten, comme d’ailleurs l’affirme André Gide :

Les Allemands usent d’une image excellente et dont je cherche vainement un équivalent en français pour exprimer ce que j’ai quelque mal à dire : on a jeté l’enfant avec l’eau du bain. (André Gide, Retour de l’U.R.S.S., 1936).

Dans le processus actuel de mondialisation, la phrase suivante de Meillet, écrite pourtant il y a près d’un siècle, prend tout son sens : « L’unité de civilisation tend à exiger l’unité de langue » (dans son ouvrage Les langues dans l’Europe nouvelle, 1918). Il faut souligner le paradoxe : on n’a jamais autant parlé de défendre la diversité culturelle et linguistique mais il n’y a jamais eu autant de forces à l’œuvre poussant à l’homogénéisation. Mais c’est un thème dont personne ne parle. Citons encore Meillet :


Il n’y a jamais eu plus de langues écrites différentes qu’au début du xxsiècle; et il n’y a jamais eu moins d’originalité linguistique. Avec des mots différents et des formes grammaticales différentes, toutes ces langues sont les calques les unes des autres. On n’a pas enrichi le trésor intellectuel de l’humanité; on a multiplié des manières banales de dire les mêmes choses.

Les langues modernes, qui servent pour une même civilisation, se traduisent de plus en plus exactement les unes les autres : on retrouve partout des tours semblables et équivalents, et le profit intellectuel qu’un Européen occidental trouve à étudier la langue de ses voisins diminue au fur et à mesure que cette langue se borne davantage à exprimer la civilisation actuelle.

Les calques proprement dits méritent une attention particulière parce qu’ils sont un symptôme de l’homogénéisation en cours, parce qu'ils sont plus difficiles à détecter et parce qu'ils ont joué un rôle essentiel dans l'élaboration des langues européennes. Il ne me semble pas nécessaire de porter un jugement moral ou politique sur l’homogénéisation linguistique – d’autres pourront s’en charger à ma place – mais il me semble capital d’en prendre conscience plutôt que de continuer de prononcer des palabres creux sur la diversité linguistique.

Le calque comme procédé d’enrichissement des langues est ancien. Sans remonter à la période de bilinguisme sumérien-akkadien (IIe millénaire avant J.-C.), on peut mentionner que le vocabulaire philosophique latin a souvent été calqué sur le grec. C’est ainsi que Cicéron a forgé le mot latin qualitas (< qualis + -tās) sur le modèle du grec ποιότης (< ποῑος + -της).

Le vocabulaire chrétien a aussi été marqué dès ses origines par un grand nombre de calques de l’hébreu (cf. shalom et pax vobis) et du grec, langue du Nouveau Testament, quand il n’est pas formé d’emprunts directs à ces langues (amen, alleluia, hosanna, Dominus Deus Sabbaoth, κκλησία > latin ecclesia > église, πρεσβύτερος > latin presbyter > prêtre). Un exemple particulièrement intéressant d’emprunt sémantique : l’hébreu mashia'h (araméen meshi'ha), littéralement l’Oint (du Seigneur), la personne consacrée par l’onction, qui se traduit en grec par Χριστός (du verbe χρίω, oindre, enduire), d’où l’emprunt lexical Christus en latin. Mais le mot a aussi été emprunté intégralement, c’est-à-dire sans traduction, ce qui nous a donné le mot Messie.

Plus intéressant encore parce qu’ayant eu une influence considérable sur la syntaxe, l’exemple de calque dont résulte la forme progressive de l’anglais. Citons ici l’angliciste Fernand Mossé :

Les premiers écrivains anglais avaient même aperçu les possibilités que recèle la périphrase faite du verbe ‘être’ et du participe présent pour exprimer la continuité de l’action. Ils disaient hē wæs singende comme l’anglais d’aujourd’hui dit he was singing. Ils avaient calqué cette forme sur le bas-latin qui la tenait du grec, lequel l’avait développée sous l’influence de l’hébreu. Mais ce n’est qu’à l’époque moderne que la langue exploitera à fond cette tournure jusqu’à l’étendre à l’ensemble de la conjugaison (Fernand Mossé, Esquisse d’une histoire de la langue anglaise, Lyon, 1947, p. 88).


L’action du calque peut s’exercer dès que l’on peut décomposer un mot en divers composants. Ainsi du mot (français et anglais, mais aussi allemand, italien, espagnol, etc., avec de légères variations orthographiques) international, composé d’un préfixe (inter-), d’un noyau central (nation) et d’une désinence adjectivale (-al) :

inter-nation-al

Il a été calqué en hongrois (mais avec inversion des éléments constitutifs pour respecter le génie de cette langue) :

nemzet-köz-i (= nation + entre + suffixe adjectival)

Quant à lui, le calque russe respecte l’ordre des constituants des langues européennes occidentales :

между-народ-ный (= entre + nation + suffixe adjectival)

Soyons donc réalistes : l’homogénéisation manifestée par les calques – et aussi par les emprunts lexicaux et sémantiques – est là pour rester. Les Français, maintenant soumis à une influence plus forte de l’anglais, ont commencé à utiliser des emprunts sémantiques et des calques que l’on cherche à faire disparaître au Québec depuis des décennies : ainsi en est-il de définitivement (= bien sûr, assurément), auparavant perçu comme propre à l’île Maurice et au Canada, et d’éligible employé au lieu d’admissible. Mais tout est une question de degré : ces calques sont beaucoup plus fréquents au Québec. Or, la politique de l’emprunt adoptée par l’Office québécois de la langue française ne tient pas compte de la notion d’emprunt de fréquence, notion pourtant pas si nouvelle puisqu’elle a été proposée dans les travaux de l’université de Giessen en Allemagne dans les années 1920.

Cette fréquence accrue des emprunts à l’anglais n’est pas propre au français, que ce soit celui du Québec ou celui de France. On n’a qu’à penser à l’invasion de vocables anglais dans le vocabulaire russe depuis les années 1990, spécialement dans le vocabulaire de l’informatique : логин (log-in), блог (blog), компьютер (computer), веб-мастер (Web-master), портал (portal), интерфейс (interface), сайты (sites), десктопы (desktops), чат (chat), etc. On trouve même en russe harware écrit en caractères latins, ainsi qu’une curiosité, le gallicisme пароль (parole) pour désigner le mot de passe. Une recherche rapide a livré les exemples suivants pour le hongrois, qui semble moins touché par cette mode : híradó online (informations en ligne), blogmagazin, high-tech, partnereink (< partner, nos partenaires), linkek (< links, liens).

L’homogénéisation, on a eu l’occasion de l’entrevoir, n’est pas un phénomène nouveau. Auparavant, elle se faisait, dans les langues européennes, principalement à partir des racines grecques et latines et spécialement dans les sciences. Dans les langues d’Extrême-Orient, elle a plutôt tendance à se faire en recourant à des idéogrammes chinois. En japonais, les emprunts faits à des langues occidentales sont, eux, transcrits à l’aide d’un syllabaire spécial, le katakana. C’est comme si nous écrivions systématiquement soprano, patio, lied, football en italiques puisqu’ils ont été empruntés à des langues étrangères il y a un ou plusieurs siècles. Même un mot comme (pan, « pain »), emprunté au portugais il y a des siècles, continue de s’écrire en katakana.

Si l’homogénéisation prenant sa source dans l’anglais devait continuer de se répandre dans la Francophonie, et même de s’accroître, il faudrait bien finir par se résigner et s’ajuster plutôt que de jouer les irréductibles Gaulois et de nourrir un purisme rétrograde (expression qui, j’en suis conscient, constitue en soi un pléonasme). Il n’en faudra pas moins essayer de préserver dans la mesure du possible la spécificité du français face à cette homogénéisation croissante mais ce combat doit être mené avec les autres francophones et non en maintenant un orgueilleux isolement s’inspirant du mot de Duplessis voulant que les Canadiens franças sont des Franças amiliorés.

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