vendredi 7 octobre 2011

La norme et le pouvoir


Les discussions occultent trop souvent les rapports de force qui fondent la norme. Ces rapports établissent comme légitime une variété linguistique au détriment des autres.


La question de la norme doit être envisagée du point de vue du marché linguistique. Traditionnellement au Québec, celui qui maîtrisait (plus ou moins) le français international avait un avantage comparatif sur le marché linguistique québécois. Plusieurs Québécois avaient acquis cette maîtrise (ou s’en approchaient) par leurs études et leurs efforts personnels. Les francophones européens qui débarquaient au Québec disposaient au départ d’un avantage comparatif, du moins dans le segment du marché linguistique québécois qui n’était pas dominé par l’anglais.


L’affirmation d’une norme linguistique qui serait propre au Québec a visé en fait à assurer l’émergence et la prédominance d’un groupe en opposition aux locuteurs natifs d’une variété non québécoise de français et aux locuteurs autochtones qui se réclament d’une norme internationale – ces derniers considérés par les premiers comme des colonisés ou des acculturés.


Les partisans d’une norme proprement québécoise, les « endogénistes », se sont affrontés aux détenteurs de la norme de prestige, à savoir  les Français, mais aussi et surtout aux Québécois partisans de la norme « française » et la pratiquant.


L’affirmation de la norme endogène peut parfois être largement symbolique chez des personnes qui, parfois dans leur parler, mais systématiquement dans leurs écrits, appliquent dans les faits la norme internationale à laquelle ils disent s’opposer. Cela ne devrait pas étonner car il s’agit d’abord et essentiellement d’une lutte symbolique et de la prise d’un pouvoir symbolique, le tout s’accompagnant de violence symbolique[1].


Il n’est pas étonnant de constater que de nombreux Québécois nés à l’étranger s’opposent à une norme endogène qui, en dévaluant leurs compétences linguistiques, se trouve à les exclure. Il n’est pas étonnant non plus de constater que la partie la plus visible de cette lutte se soit déroulée essentiellement dans les départements de linguistique de nos universités, dans les organismes linguistiques, dans le monde de l’éducation et dans celui des médias : les endogénistes ont cherché à prendre le pouvoir tout comme, dans le monde du travail longtemps dominé par des cadres anglophones, les francophones massivement scolarisés à l’époque de la Révolution tranquille ont réussi à s’imposer. Dans les entreprises, les francophones se sont imposés dans les postes de direction mais la frontière linguistique interne n’a pas pour autant varié puisque, comme l’ont montré les travaux de Christopher McAll, les cadres francophones ont largement maintenu les pratiques linguistiques des cadres anglophones qu’ils ont remplacés. De la même façon, les linguistes endogénistes, dans leurs lieux de pouvoir, continuent dans une large mesure, essentiellement dans leurs écrits, à mettre en pratique une norme qu’ils qualifient pourtant d’exogène. C’est pourquoi il est important pour eux d’envoyer des signaux identitaires – nous demeurons toujours dans l’ordre symbolique – en légitimant et en utilisant un certain nombre de mots ou d’emplois caractéristiques du vernaculaire (le cabaret au lieu du plateau, le poêlon au lieu de la poêle, le comptoir de cuisine au lieu du plan de travail, la liqueur au lieu du soda ou de la boisson gazeuse, le poêle au lieu de la cuisinière, etc.). Le repli identitaire, sous le prétexte d'« assumer sa québécitude », conforte les endogénistes dans leur pouvoir.




[1] Cf. Bourdieu : « Le pouvoir symbolique est un pouvoir qui est en mesure de se faire reconnaître, d’obtenir la reconnaissance ; c’est-à-dire un pouvoir (économique, politique, culturel ou autre) qui a le pouvoir de se faire méconnaître dans sa vérité de pouvoir, de violence et d’arbitraire. L’efficacité propre de ce pouvoir s’exerce non dans l’ordre de la force physique, mais dans l’ordre du sens de la connaissance. »

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