vendredi 2 décembre 2011

C'est kif-kif !

Source : The Globe and Mail


Le 30 novembre, le Globe and Mail rapportait que le propriétaire d’un commerce de l’avenue Mont-Royal à Montréal, le Kif-kif Import, avait reçu une mise en demeure de l’Office québécois de la langue française lui enjoignant de rendre conforme son affichage à la Charte de la langue française avant le 1er décembre sous peine de poursuites. Selon le journal, l’Office en aurait contre l’utilisation du mot import, qui ne serait pas français. Quant au mot kif-kif, il ne poserait pas de problème.


Le règlement sur la langue du commerce et des affaires de 1993 prévoit que « peut figurer comme spécifique dans un nom, une expression tirée d’une autre langue que le français, à la condition qu’elle soit accompagnée d’un générique en langue française » (art. 27). Dans le cas qui nous occupe, le spécifique est kif-kif, mot emprunté à l’arabe mais attesté en français depuis 1867 (Trésor de la langue française informatisé) et qui, selon ce que rapporte le journal, ne poserait pas problème. Le générique est import, considéré comme un mot qui n’est pas français puisqu’il serait utilisé à la place d’importation (« while ‘import-export’ is an acceptable term in French, alone the proper word is ‘importation’, and ‘import’ is English »). Remarquons que le règlement a prévu le cas d’un spécifique en langue étrangère, et il faut alors lui adjoindre un générique en français, mais qu’il n’a pas prévu le cas d’un spécifique français accompagné d’un générique anglais : vaste perspective pour les amateurs de la sodomisation des diptères…


On pourrait aussi faire le reproche que le générique suit le spécifique au lieu de le précéder (Kif-kif import au lieu de Importation Kif-kif). L’argument se révèle toutefois de peu de poids puisque l’Office lui-même, dans sa campagne actuelle, donne l’exemple d’un générique suivant un spécifique. Et le procédé est courant en français (France Télévisions, France Télécom, etc.). Qui plus est, les mots kif-kif et import sont écrits sur deux lignes et en caractères de taille différente, ce qui indique visuellement que import est une explication.



 
Dans ce qu’on peut voir de la façade du commerce sur la photo du Globe and Mail, le nom Kif-kif import apparaît deux fois. La première fois, Kif-kif est en caractères un peu plus gros que import. La seconde fois, le nom est dans la vitrine même et la partie dont l’Office ne conteste pas qu’elle est française est écrite en caractères nettement plus gros (un rapport d’au moins 3 à 1).

(La définition de l'image est malheureusement déficiente)


Import est-il un mot français ? Puisque l’Office admet déjà import-export, on pourrait considérer qu’import est tout simplement une apocope (comme métro pour métropolitain < chemin de fer métropolitain). La proposition est  discutable mais permettrait d’éviter une poursuite qui semble exagérée.


Par ailleurs, import s’emploie déjà en français mais pas au sens d’« importation ». Il est attesté en linguistique (cf. Trésor de la langue française informatisé) et en informatique (cf. base de données Termium du Bureau de la traduction à Ottawa). Et en Belgique, import signifie « montant d'une facture », selon le dictionnaire Antidote. On se demande comment l’Office peut faire une fixation sur ce mot alors que son Grand Dictionnaire terminologique est plein de calques et d’extensions de sens. Un seul exemple : dans la signalisation routière, l’Office recommande le mot détour au sens de « déviation ». L’Office ferait mieux de commencer par faire le ménage dans sa propre cour.


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Que dit la jurisprudence dans des causes de ce genre ? On peut citer au moins trois causes.


Dans un jugement en appel portant sur l’utilisation sur une affiche de motel du mot « office » pour signifier un bureau, le juge Jean Bienvenue de la Cour supérieure du Québec a entériné l’utilisation de cet anglicisme sémantique pour la raison qu’il était fort répandu :

[...] le premier juge [...] a conclu [...] que le mot « office » est un anglicisme (anglicisme : « emprunt à la langue anglaise », P. Robert).

À y bien penser toutefois, il ne paraît pas avoir dit expressément que cet anglicisme n’est pas du français, en particulier du français employé historiquement au Québec [...]. [...] un mot peut-être [sic!] français, ici ou en France, qui soit pourtant un anglicisme, et l’on sait encore une fois que le français de France est littéralement infesté d’anglicismes au point d’en risquer de graves malaises [...].

Le Tribunal croit donc avoir amplement démontré [...] que la langue française ne proscrit pas nécessairement tout anglicisme, y compris dans les cas où il n’y a pas de vide linguistique en raison de la présence « d’autres signifiants, d’équivalents exacts ». De même et en conséquence de quoi est-il patent que les sens parasites ou étrangers à notre langue y sont accueillis et attestés.

Tout ce qui précède ne nous laisse d’autre choix que d’accorder à l’appelant le bénéfice du doute raisonnable qu’ont créé chez nous l’ensemble de la preuve et les diverses autorités soumises à son appui (Cour supérieure du Québec, n200-36-0000035-86, passim).


Une autre cause a porté sur le fait que le mot equipment ne pouvait pas être considéré comme français. Pour le juge, il ne manquait qu’un « e » pour en faire un mot français ! Il s’est donc refusé à condamner le contrevenant pour l’absence d’une seule lettre.


La troisième cause concernait l’utilisation du terme « smoked meat ». Le juge a considéré qu’il s’agissait d’un mot français puisque même les ministres du gouvernement du Parti québécois l’utilisaient lorsqu’ils passaient leurs commandes dans les restaurants…


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Citons avant de conclure la remarque perfide du Globe and Mail :


Mr. Bendavid’s store on Montreal’s bustling Mont Royal Avenue sits next to a Subway restaurant and kitty corner from a Canada Trust, which both affix their English names in large letters on their signs. His establishment is a negligible player in a city whose commercial landscape is dominated by chains like Best Buy, Banana Republic, Home Depot, American Eagle Outfitters – and Pier 1 Imports.



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Ma conclusion : si l’on accepte d’être très tatillon, on peut admettre que l’Office a raison. Mais il est plus que douteux qu’un tribunal s’engage dans cette voie.


Tout cela fait Clochemerle-en-Québec.


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