lundi 12 mars 2012

Les stakhanovistes de la langue




J’ai constaté, et l’ai déjà fait remarquer dans des billets, le nombre croissant de synonymes qui sont apparus ces dernières années dans les fiches du Grand Dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française. À titre d’exemple :

Fiche de 2011


La recrudescence des synonymes a une explication simple : la production terminologique n’est plus évaluée selon le nombre de fiches produites mais selon le nombre de termes traités… Le changement est apparu dans le rapport annuel 2009-2010.


La production du GDT selon les rapports annuels


Le graphique précédent montre l’évolution de la production terminologique à l’OQLF depuis l’année financière 2003-2004. On note une hausse des objectifs à atteindre, de 4 000 fiches la première année à 5 000 fiches les années subséquentes. On constate aussi que, dès que l’objectif est haussé, la production se met à dépasser l’objectif fixé, atteignant même en 2008-2009 les 377 % !


Lors de l’année financière 2009-2010, on constate deux nouveautés. D’abord un changement dans le critère d’évaluation. Celle-ci ne se fait plus selon le nombre de fiches produites mais selon le nombre de termes traités. En principe, le changement était de nature à induire une hausse dans la production des termes, les terminologues pouvant ajouter de nombreux synonymes et ils ne se sont pas privés de le faire en ajoutant nombre de mots de la « [langue courante] ». Second changement, l’objectif a été abaissé, de 5 000 fiches à 3 500 termes. En 2009-2010, la manœuvre a permis de faire valoir un dépassement de l’objectif, 3 765 nouveaux termes plutôt que 3 500. Le rapport explique : « sur les 3 765 nouveaux termes répertoriés et ajoutés au GDT, 3 401 figurent sur des fiches rédigées ou mises à jour par les terminologues de l’Office, le reste se trouvant sur des fiches produites par des partenaires » (p. 71). « Fiches produites par des partenaires » : là réside peut-être l’explication de la forte productivité de l’année précédente (377 % !), dans l'apport de la production externe plutôt que dans une hausse de la production interne. En tout état de cause, je me permets de formuler l’hypothèse.


En 2010-2011, le nombre de termes traités a été inférieur à l’objectif fixé – « légèrement en deçà de l’objectif fixé » nous dit le rapport annuel (p. 72) : à 81 % de l’objectif, peut-on dire que la production a été « légèrement en deçà » ? Les stakhanovistes de la langue peinent dorénavant à atteindre les objectifs, même revus à la baisse, du plan. Pas facile d’être un Stakhanov au pays de Maria Chapdelaine !


Un mot maintenant sur l’évaluation selon le nombre de termes traités plutôt que selon le nombre de fiches produites. Ce faisant, on perd de vue l’un des objectifs de la terminologie : réduire la synonymie dans les domaines techniques (objectif qui devrait être celui du GDT dans la mesure où il est encore un dictionnaire terminologique…). La réduction de la synonymie n’est évidemment pas un dogme en soi. Et je sais qu’on peut faire valoir des arguments pour maintenir un certain niveau de synonymie dans les travaux terminologiques. Mais dans bien des domaines techniques (commerce international, terminologie médicale, etc.), ce que l’on appelle la biunivocité (un terme pour un concept) s’impose souvent comme une nécessité : la prolifération de la synonymie n’est guère souhaitable dans la rédaction des dossiers médicaux, pour ne prendre que ce seul exemple. Et cela ne serait pas un problème si le GDT n’était pas en train de se transformer en dictionnaire de la langue courante, avec toutes ses imprécisions, ses ambigüités et ses calques (même si on prend bien soin d’éliminer le plus possible les anglicismes lexicaux, les Québécois étant très chatouilleux sur la question).


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