lundi 25 février 2013

Salade d’avocats au caviar : la commission Bastarache



[…] pour que justice soit rendue, il faut que la langue des tribunaux soit claire et comprise par ceux à qui ils s’adressent. »
André Braën, « Un français identitaire, égalitaire et utilitaire », Argument 13/2 (2011), p. 158 


Un ancien collègue m’écrit pour me faire part de ses remarques sur la langue utilisée dans les travaux de la Commission Charbonneau. Je n’ai pas suivi assidûment les séances de cette Commission mais ce que j’en ai entendu, et je ne parle que de l’aspect linguistique, m’a semblé supérieur aux propos souvent, disons malhabiles pour être gentil, entendus à la Commission Bastarache. Rappelons que la Commission Bastarache « sur le processus de nomination des juges de la Cour du Québec, des cours municipales et des membres du Tribunal administratif du Québec » a tenu ses audiences en août et septembre 2010. Son mandat a été résumé ainsi dans le blog de Jean-François Lisée : « Oui ou non, le premier ministre Jean Charest a-t-il directement ordonné à son ministre de la Justice de procéder aux nominations de juges réclamées par les collecteurs de fonds du Parti libéral du Québec ? » (« La faute ‘colossale’ de Bastarache », Le blogue de Jean-François Lisée, 19 janvier 2011).


L’intervention de mon ancien collègue m’a amené à revoir les notes que j’avais prises en 2010 et à publier enfin mon billet sur la langue de la Commission Bastarache.

*   *   *


L’un des mots les plus utilisés par la Commission a été l’adjectif (et participe passé) caviardé « supprimé par la censure » (cliquer ici pour lire l’explication fournie par Antoine Robitaille de l’origine de ce mot). Ce qui explique le titre de mon billet.


Le moins que l’on puisse dire, c’est que la Commission a fait couler beaucoup d’encre… D’ailleurs, doit-on dire un encre ou une encre ? Le procureur de la Commission avait manifestement des problèmes avec le sexe des encres. Surtout quand il s’agissait d’« un » encre ou d’une encre qui « luminesce » :

Pour arriver à distinguer les encres, on procède par spectrométrie, en éclairant à diverses fréquences le texte qu'on veut étudier. La seconde encre utilisée est luminescente : elle brille sous la lampe du scientifique. La première ne l'est pas. Dans son style étonnant, l'expert, qui a publié sur le web deux études touffues sur l'encre de stylo-bille, a expliqué à un commissaire perplexe : « On peut exciter l'encre qui est en dessous pour qu'elle fluoresce[1] ou qu'elle luminesce » (Cyberpresse.ca, 16 septembre 2010).


On s’est interrogé aussi sur les trois stylos – ou étaient-ce les trois crayons ? – utilisés par Me Bellemare. Ce qui a donné lieu à cet échange sur la distinction à faire entre un stylo et un crayon :

– Des stylos ? Des stylos ?
– Pour moi, un crayon, c’est un crayon de plomb, moi, je suis de la vieille...
– Oui.
– ... école, un crayon de plomb, c’est... c’est ce qu’on aiguise, là, dans le trou, là...
–. Oui.
– ... et un stylo, c’est ce qui n’est pas un crayon de plomb.
(Audience du 16 septembre 2010)


Il y a eu quelques bourdes linguistiques notables – comme celle de cet ancien ministre qui a avoué tout bonnement s’être « enquéri » de la procédure. Ou encore celle de l’avocat qui a déclaré : « je ferme mon aparté là-dessus » (je ferme la parenthèse).


On a pu constater, tout au long des audiences, que la sémantique n’était pas le point fort de bien des avocats. C’est ainsi que MSuzanne Côté, avocate du gouvernement, a présenté MBellemare, qui avait fait des démarches pour faire venir le pape à Québec, comme… « libre penseur ». Rappelons la définition de ce mot dans le Trésor de la langue française informatisé :

LIBRE(-)PENSEUR, -EUSE, (LIBRE PENSEUR, LIBRE-PENSEUR)adj.
Qui s'oppose aux croyances installées et en particulier aux dogmatismes religieux, pour ne se fier qu'à ce qui est librement établi et prouvé par la raison. Synon. libertin (vieilli), rationaliste.


Mais la palme de l’incohérence sémantique va probablement à cette déclaration :

Alors que les audiences ont été ponctuées par la fuite de quelques documents, ce qui a valu aux parties d’être rappelées à l’ordre, M. Versailles s’est montré confiant que le contenu du rapport ne sera pas connu avant son dépôt officiel. « Le rapport va circuler à l’intérieur de mains sûres, a-t-il dit. Le rapport est rédigé entièrement par des gens de la commission et il n’est pas prévu qu’il circule à l’extérieur. »
« Bastarache à l’heure du bilan », Le Soleil, 23 octobre 2010, p. 28


La Commission s’est aussi signalée par ses anglicismes (lexicaux comme rubber stamp) mais surtout par ses calques : « prendre une pause » plutôt que « faire une pause », « prendre le serment » au lieu de « prêter serment »; « je soumets que», « je vous soumettrais deux hypothèses » (je vous fais observer que, je vous fais valoir, je prétends); « poste à être comblé » (poste à combler), etc.


Le traducteur Jude Des Chênes (dans un texte dont j’ai malheureusement perdu la référence) a relevé l’emploi de « réconcilier » au lieu de « concilier » dans la phrase d’un avocat. À son avis, il s’agit d’une mauvaise traduction de l’anglais « to reconcile ».


Et Chantal Landry, du bureau du premier ministre, faisait du « screening ». C’est-à-dire qu’elle faisait un « tri » ou une « sélection » à partir d’une liste de candidats proposés par Charles Rondeau, selon le témoignage de ce dernier, afin de combler des postes disponibles dans la fonction publique.


Comment ne pas conclure en citant le texte très connu de Tocqueville ? Dans les années 1830, revenant d’une visite dans un tribunal de Québec, Alexis de Tocqueville écrivait :

Les avocats que je vis là, et qu’on dit les meilleurs de Québec, firent preuve de talent ni dans le fond des choses ni dans la manière de les dire. Ils manquent particulièrement de distinction, parlent français avec l’accent normand des classes moyennes. Leur style est vulgaire et mêlé d’étrangetés et de locutions anglaises. Ils disent qu’un homme est « chargé » de dix louis pour dire qu’on lui demande dix louis. [...] L’ensemble du tableau a quelque chose de bizarre, d’incohérent, de burlesque même. Le fond de l’impression qu’il faisait naître était cependant triste. Je n’ai jamais été plus convaincu qu’en sortant de là que le plus grand et le plus irrémédiable malheur pour un peuple, c’est d’être conquis.
Tocqueville au Bas-Canada, Montréal, Éditions du Jour, 1973, p. 92



[1] Le verbe fluorescer figure dans Le Trésor de la langue français informatisé.

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