mercredi 15 octobre 2014

L’évolution d’un tabou linguistique


Dans le billet précédent, je faisais part de mon étonnement face à la décision des traducteurs de Edge of Eternity (Aux portes de l’éternité) de Kenn Follet de rendre en français Negro par Noir. Mais un passage du roman permet de comprendre les raisons de ce choix. Le voici, en version originale et en traduction :

The words had also changed. When George was young, black was a vulgar term, colored was more dainty, and Negro was the polite word, used by the liberal New York Times, always with a capital letter, like Jew. Now Negro was considered condescending and colored evasive, and everyone talked about black people, the black community, black pride, and even black power. Black is beautiful, they said. George was not sure how much difference the words made. (ch. 41, p. 701)

Le vocabulaire avait changé, aussi. Quand George était jeune, « Nègre » était un gros mot, « de couleur » était une expression plus choisie, et le libéral New York Times trouvait de bon ton d’employer le terme de « Noir » en l’affublant d’une majuscule, comme Juif. À présent, « Noir » lui-même était considéré comme presque injurieux et « de couleur » comme une formule évasive. On ne disait plus que « black » : la communauté black, la fierté black, et même le Black Power. Black is beautiful, affirmait-on. George n’était pas sûr que les mots changent quoi que ce soit dans le fond. (p. 781-782)


D’où les équivalences suivantes :

Black = Nègre
Colored = de couleur
Negro = Noir
Black = …black


Follett ne mentionne toutefois pas nigger qui, lui, est clairement péjoratif. Le Webster dit : « it now ranks as perhaps the most offensive and inflammatory racial slur in English ». En comparaison, le même dictionnaire dit de Negro qu’il est « sometimes offensive ». En tout état de cause, ce dernier mot n’était guère péjoratif jusque dans les années 1960 puisque Martin Luther King l’utilise dans son discours célèbre I Have a Dream :

But 100 years later, we must face the tragic fact that the Negro is still not free. One hundred years later, the life of the Negro is still sadly crippled by the manacles of segregation and the chains of discrimination. One hundred years later, the Negro lives on a lonely island of poverty in the midst of a vast ocean of material prosperity. One hundred years later, the Negro is still languishing in the corners of American society and finds himself an exile in his own land.


Dans ce champ sémantique on trouve aussi les mots Black African, Black American, Afro-American, African American.

Quand on considère l’ensemble du champ sémantique, on comprend pourquoi les traducteurs ont préféré traduire Negro par Noir. Même si, jusque dans les années 1960 (époque où commence le roman de Follett), le mot Nègre n’était pas plus péjoratif en français que Negro en anglais. À preuve, l’art nègre (maintenant appelé art africain traditionnel), Joséphine Baker et sa Revue nègre (1925), le concept de négritude d’Aimé Césaire repris par Léopold Senghor, l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française de Jean-Paul Sartre (1948), etc.




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