lundi 31 juillet 2017

L’OQLF ouvre les vannes /4


Réflexions sur la nouvelle politique de l’emprunt linguistique de l’Office québécois de la langue française

Aujourd’hui, j’aborderai ce que la politique de l’OQLF appelle la norme sociolinguistique et même la norme de référence : « Un emprunt peut être un élément d’enrichissement de la langue dans la mesure où […] il est reçu dans la norme sociolinguistique (ou norme de référence) du français au Québec » (p. 3). À la page 9, on écrit que « chaque emprunt est évalué en fonction : […] de son adéquation à la norme sociolinguistique du français au Québec (c’est-à-dire de sa légitimité dans l’usage). »


L’appellation de norme de référence est tout de même curieuse. Car la norme est la règle, le principe auquel on doit se référer pour juger ou agir (cf. Trésor de la langue française informatisé). Parler de norme de référence, c’est, une fois de plus, commettre une totologie (sauf erreur de compte, la troisième dans le document : ça commence à ne pas faire très sérieux).


Il est aussi curieux de constater que le document de l’Office parle de la norme sociolinguistique du français au Québec, au singulier et sans aucune autre précision. Norme sociolinguistique unique, définie par on ne sait qui, en référence à on ne sait quel groupe. Car le Québec, comme toute société, n’est pas homogène et les individus ont besoin d’affirmer leur identité à l’intérieur de groupes plus réduits que la nation :

Ces groupes, qu’il s’agisse de la classe sociale, de la région, du groupe ethnique, de la tranche d’âge, etc., ont tendance à adopter des variétés non standard comme emblèmes de la solidarité des individus qui les composent. Le prestige au sein du groupe [...] est d’ailleurs lié à la capacité des locuteurs de tenir compte, non pas des normes sociales propres à la société dans son ensemble, mais des normes de la communauté restreinte à laquelle ils appartiennent[1].


Bref, dans la vie réelle du langage, les locuteurs (pardon : les locutrices et les locuteurs, pour parler comme le document de l’OQLF) se trouvent placés en présence de forces contradictoires : d’un côté des normes sociales qui agissent dans l’ensemble de la communauté et qui tendent à valoriser les usages standard ; d’un autre côté, des normes qui agissent seulement au sein des sous-groupes et qui valorisent l’emploi de formes non standard comme manifestation d’appartenance au sous-groupe.


On est en droit de se demander à quel groupe social fait référence la norme sociolinguistique du français au Québec mentionnée à de nombreuses reprises dans la Politique de l’emprunt linguistique. Ne serait-ce pas la norme du groupe auquel appartiennent les terminologues de l’OQLF ?

*   *   *

Le critère sociolinguistique 1.3 de la Politique de l’emprunt linguistique est le suivant : « Légitimation de l’emprunt dans l’usage, ou le fait qu’il soit reçu dans la norme sociolinguistique du français au Québec, accepté par la majorité des locutrices et des locuteurs d’une collectivité. » (p. 7)


Mais ce critère est contredit dès la page suivante au paragraphe « Emprunts non acceptés » : « mots, termes et expression dont l’emploi est déconseillé par l’Office ou pour lesquels il émet des réserves, malgré leur réception favorable dans l’usage » (p. 8).


Comprenons : un anglicisme peut être reçu dans l’usage, accepté par la majorité des locutrices et des locuteurs, mais pas dans la norme sociolinguistique du français au Québec. Il fallait y penser.


En 1990, dans Québec français, une critique a écrit : « Il faut donc se rendre compte que certains anglicismes sont, à l'OLF, plus acceptables que d'autres et que, malgré les critères de sélection présentés dans l'énoncé de politique sur la question, l'acceptation ou le rejet de certains mots semblent plutôt arbitraires. » Ce jugement s’applique tout aussi bien à la Politique de l’emprunt linguistique de 2017.
Source: Québec français 77 (1990), p. 86





[1] R. Anthony Lodge, Le français. Histoire d’un dialecte devenu langue, Paris, Fayard, 1997, p. 44.

vendredi 28 juillet 2017

L’OQLF ouvre les vannes /3


Réflexions sur la nouvelle politique de l’emprunt linguistique de l’Office québécois de la langue française

Je continue mon analyse de la nouvelle Politique de l’emprunt linguistique de l’Office québécois de la langue française. J’arrive maintenant à ce que le document appelle les calques sémantiques et les calques morphologiques :

Un calque en usage en français au Québec est accepté :
a) s’il est non récent, généralisé, implanté et légitimé, et qu’il est intégrable au système linguistique du français […]
b) s’il est non récent, généralisé, implanté, partiellement légitimé et qu’il est intégrable au système linguistique du français […] (p. 15)


On trouve la même totologie que précédemment : « généralisé, implanté ». Et le même flou artistique en ce qui concerne la légitimation : Qui légitime ? L’Office ? Un calque est-il légitimé parce qu’il n’est pas critiqué dans les ouvrages normatifs auxquels on fait allusion page 26 ? Les terminologues de l’Office décideront-ils de la légitimité au cas par cas selon leur humeur ? Que fait-on quand un autre organisme normatif, par exemple le Bureau des traductions à Ottawa, décide de bannir une expression comme « être à l’emploi de » approuvée par l’Office ?


La tarte à la crème de l’intégrabilité au système linguistique du français revient aussi dans ce cas-ci mais on voit bien que les auteurs de la politique linguistique n’ont rien compris à la question. Car le calque est justement le moyen d’intégrer un emprunt : le français n’utilise pas l’emprunt intégral sky scraper mais le calque gratte-ciel. Dès sa première apparition en français, gratte-ciel était intégré au système linguistique !


Les auteurs de la politique linguistique confondent aussi allégrement emprunt sémantique et calque. Ce qu’ils appellent calque sémantique est en fait un emprunt sémantique et ce qu’ils appellent calque morphologique est un calque tout court.


Mais il y a pire dans la confusion. L’emprunt lexical est défini (p. 25) comme une « unité lexicale empruntée intégralement (forme et sens) ou partiellement (forme ou sens seulement) à une autre langue ». Essayons d’être le plus clair possible. Un emprunt lexical, c’est l’emprunt d’un mot. Quand on emprunte un mot, on emprunte à la fois non seulement sa forme sonore et graphique mais aussi son sens : par exemple, le mot iceberg en français a la même forme et le même sens qu’en anglais. Comment peut-on emprunter la forme seulement, sans le sens ? Pour ce faire, il faudrait, par exemple, que j’emprunte le mot anglais crumble et que je lui donne un sens qu’il n’a pas dans sa langue d’origine : au lieu de « croustade », je décide qu’il signifiera « pâté chinois ». Quelle absurdité !


Je note en terminant ce billet que, pour l’Office, les « calques de locutions, de collocations anglaises » « ne sont généralement pas acceptés». L’Office, qui trouve que la locution « être à l’emploi de » est une « adaptation […] parfaitement conforme au système linguistique du français » (GDT, 2003), devrait donc réviser sa position et s’aligner sur celle du Bureau des traductions à Ottawa.


jeudi 27 juillet 2017

L’OQLF ouvre les vannes /2


Réflexions sur la nouvelle politique de l’emprunt linguistique de l’Office québécois de la langue française

J’en viens maintenant à ce qui sera sans doute aux yeux de plusieurs la proposition la plus contestable de la nouvelle politique de l’emprunt linguistique de l’OQLF :

Un emprunt en usage en français au Québec est accepté :
a) s’il est non récent, généralisé, implanté et qu’il est légitimé;
L’emprunt peut être intégrable ou non au système linguistique du français, et être en coexistence ou non avec un équivalent français.
[…]
b) s’il est récent et qu’il est intégrable au système linguistique du français. (p. 10)


Réglons d’abord un problème de formulation : un emprunt est accepté s’il est « généralisé, implanté, etc. ». Si un emprunt est généralisé, c’est qu’il est implanté, non ? C’est une tautologie, pour une pas dire une totologie*.


L’anglicisme sera donc accepté s’il est « non récent ». Le document nous apprend plus loin qu’un emprunt non récent est un « emprunt linguistique qui, au moment de son analyse, est en usage depuis plus d’une quinzaine d’années. » C’est le cas de la quasi-totalité des anglicismes répertoriés dans le Colpron. C’est aussi le cas des centaines d’anglicismes répertoriés par Wallace Schwab dans les textes juridiques québécois (Wallace Schwab, Les anglicismes dans le droit positif québécois, 1984).


L’énoncé de politique précise que l’emprunt doit aussi être « légitimé ». Qu’est-ce à dire ? À la page 25, on nous apprend qu’un emprunt légitimé est un « emprunt linguistique reçu dans la norme sociolinguistique d’une langue, accepté par la majorité des locutrices et des locuteurs d’une collectivité donnée. » Je reviendrai dans un autre billet sur le flou que représente la norme sociolinguistique telle que la définit le document. Je me contenterai pour l’instant de noter que, si les mots ont un sens, les anglicismes qui apparaissent depuis des décennies dans des textes de loi et dans des textes normatifs (pensons aux conventions collectives) doivent être considérés comme légitimés. S’il en est autrement, c’est que l’OQLF n’utilise pas le bon terme dans son énoncé de politique. Ou, si le terme est le bon, il faut en accepter les conséquences.


Il est vrai que, dans sa définition d’« emprunt partiellement légitimé », l’OQLF fait intervenir le recours aux ouvrages normatifs pour juger de la légitimité. Ce faisant, l’Office se place dans un cercle vicieux puisque son propre Grand Dictionnaire terminologique est un ouvrage normatif dont on se servira pour déterminer la légitimité des anglicismes qui y seront acceptés…


Bref, les vannes sont ouvertes. Mais il y a assez de flou dans cette Politique de l’emprunt linguistique pour les fermer au cas par cas.


Dans Le Devoir de ce matin, le journaliste Stéphane Baillargeon pose la question suivante que je ne peux m’empêcher d’appliquer à la nouvelle politique de l’OQLF sur les anglicismes :

Quelque chose vient-il même de craquer dans la société franco-québécoise ? La conjoncture politique dénationalisante et le bilinguisme croissant combinés à la grande numérisation où l’anglais règne annoncent-ils de nouveaux rapports décomplexés aux emprunts comme aux anglicismes ?
— Stéphane Baillargeon, « L’avenir du ‘post’ », Le Devoir, 27 juillet 2017.
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* Pour les lecteurs étrangers : Toto : Fam. Personne idiote, niaiseuse (Dictionnaire québécois d’aujourd’hui).

À SUIVRE


mercredi 26 juillet 2017

L’OQLF ouvre les vannes /1


Réflexions sur la nouvelle politique de l’emprunt linguistique de l’Office québécois de la langue française


C’est en lisant l’appel à communications d’un colloque sur les anglicismes qui doit avoir lieu l’année prochaine à Sherbrooke que j’ai appris que l’Office québécois de la langue française avait adopté, en janvier, une nouvelle version de sa Politique de l’emprunt linguistique. On lisait dans cet appel : « En janvier 2017, l’Office québécois de la langue française assouplissait sa politique relative aux emprunts pour se conformer davantage à leur légitimation dans l’espace public. »


Le moins qu’on puisse dire, c’est que le document de l’Office est sorti sans tambour ni trompette puisqu’il a fallu six mois pour que j’en entende parler. Pourtant il y aurait eu de quoi battre du tambour et faire sonner trompettes et clairons : l’OQLF s’occupera désormais de légitimer les anglicismes dans l’espace public.


Dans une série de billets, je vais vous faire partager mes réflexions sur ce document de réorientation.

*   *   *

D’abord un court commentaire liminaire. Si le mot sociolinguistique apparaît à plusieurs endroits dans l’énoncé de politique, il n’est aucunement fait mention d’une quelconque enquête sur le terrain. Pourtant, il existe une enquête d’opinion portant justement sur le jugement des Québécois envers les anglicismes, enquête publiée par l’Office lui-même et, à ma connaissance, la seule du genre (pour un résumé, cf. mon billet « Les interprètes autoproclamées de la norme sociolinguistique »). Il est vrai que, pour la mentionner, il aurait fallu citer mon nom, que je suis persona non grata et que mon nom est conséquemment nomen non citandum.

*   *   *

À plusieurs reprises, le document mentionne qu’un emprunt est acceptable s’il est « intégrable au système linguistique du français ». Avant même la publication de la nouvelle politique de l’emprunt, la question de l’intégrabilité au système linguistique du français était devenue la tarte à la crème du GDT. J’ai déjà montré dans quelques billets que cela ne voulait rien dire. Pour ne prendre qu’un exemple, voici ce que j’écrivais le 18 juillet 2011 :

[Le GDT affirme que] l’emprunt tray « s’intègre mal au système morphologique du français ». Vraiment ? Il est du genre masculin (comme gré et pré) et il suffit d’ajouter un s pour former son pluriel. La difficulté d’intégration est affirmée, elle n’est pas démontrée.

Par ailleurs, il est clair que l’emprunt tray, prononcé « tré », s’intègre aussi très bien phonétiquement puisqu’il vient s’ajouter à la série cré (pop.), gré et pré.

Voyons aussi ce que disait des emprunts le grand linguiste Antoine Meillet :

Les faits de vocabulaire dépendent des influences qui s’exercent sur la civilisation et sont pour une large part indépendants de la structure de la langue.
– Antoine Meillet, Linguistique historique et linguistique générale, tome 2, Paris, Klincksieck, 1938, p. 105


Le seul cas de difficulté d’intégration qui me vienne spontanément à l’esprit est celui de queer (traité dans le billet précédent). Non qu’il s’intègre mal au système morphologique ou phonétique mais parce que son orthographe ne correspond pas aux règles de correspondance phonèmes-graphèmes du français. Selon ces règles, le mot devrait se prononcer [kɛR], [kəɛR] ou [keɛR] ; ou on devrait adapter son orthographe aux règles du français : couir. Mais le GDT rejette du revers de la main cet emprunt sans même soulever ce point, qui pourrait justifier sa décision au moins en partie. Pour une fois qu'il y a un problème d'intégrabilité, fût-il léger, on le passe sous silence.


Bref, dans le GDT, les difficultés d’intégration au système linguistique sont affirmées mais le plus souvent indémontrables.



À SUIVRE

lundi 24 juillet 2017

Bizarre, ce GDT!



La langue de Molière a-t-elle des limites qui ouvrent la porte aux emprunts ? Cet été, Le Devoir se penche sur certains mots anglais récents de plus en plus utilisés en français et qui n’ont pas trouvé d’équivalent juste dans notre langue. Aujourd’hui : queer.

Depuis le coming out de Coeur de pirate, dans la foulée du triste attentat d’Orlando, en juin 2016, le mot queer est devenu mieux compris au Québec dans son rejet des normes des genres et de l’hétérosexualité. En même temps, le mot s’est aussi ancré dans le quotidien, sans qu’aucune des traductions françaises proposées n’ait de succès. […]

En France, on peut lire parfois le néologisme « transpédégouine », qui reproduit cette même réappropriation de l’insulte. Chez nous, le mot « allosexuel » est accepté par l’Office de la langue française en guise de traduction pour queer. Mais cette traduction n’a pas la même force de frappe, note Bruno Laprade, doctorant en sémiologie. « Le mot n’a pas remporté de véritable succès dans la population. L’adoption du mot queer parle beaucoup de notre américanisation et des limites du français à rendre compte de ses fondements sexistes. Les langues fonctionnent par incorporation. Il n’y a pas de raison pour laquelle le français ne pourrait pas inclure le mot queer dans son vocabulaire sans avoir à le traduire », répond le jeune chercheur.
– Sophie Chartier, « ‘Queer’, un flou clair pour les minorités sexuelles », Le Devoir, 20 juillet 2017


À la lecture de cet article, j’ai eu, bien sûr, l’idée d’aller vérifier ce qu’il pouvait bien y avoir dans la fiche « queer » du Grand Dictionnaire terminologique (GDT) de l’Office québécois de la langue française (OQLF).


Je découvre d’abord qu’il y a deux fiches « queer », l’une portant comme domaine d’emploi « sociologie », l’autre « sociologie / appellation de personne », la première de 2005, la seconde de 2015, les deux avec essentiellement le même contenu : on propose comme équivalents français allosexuel et altersexuel. Ce dédoublement n’étonnera pas les habitués du GDT. On ajoute des fiches (cela s’appelle « enrichir » le GDT) sans jamais se préoccuper des doubles emplois.

Mais il y a mieux.


Les hellénistes seront étonnés d’apprendre que le « préfixe allo‑ […] signifie ‘qui est d'une nature différente’ ». En réalité, le grec λλος, qui a donné le préfixe allo‑, signifie tout simplement « autre ».


L’auteur de la fiche ajoute une autre note : « Le terme altersexuel (et sa variante en genre altersexuelle) est formé à partir du préfixe alter‑, qui signifie ‘autre’ ». Ce qui n’est pas tout à fait exact. En latin, alter signifie « l’un de deux » ou « l’autre de deux »; quand il y a plus de deux personnes ou deux choses, on emploie alius. En d’autres termes, le latin fait une distinction entre l’autre de deux (alter) et l’autre de plusieurs (alius). La même distinction existe en grec : λλος signifie l’autre de plusieurs et τερος l’autre de deux. Bref, étymologiquement, la proposition altersexuel du GDT signifie la même chose qu’hétérosexuel ! Or, les queers rejettent précisément la binarité sexuelle. Belle contradiction ! Et que d’ignorance !