mardi 16 janvier 2018

L’intégration des emprunts


La nouvelle Politique de l’emprunt linguistique de l’Office québécois de la langue française (OQLF) retient comme l’un des critères d’acceptation des mots étrangers leur « intégrabilité au système linguistique du français » (p. 8). Le document se garde bien de définir cette intégrabilité. Ce qui n’a pas empêché ses auteurs de décréter que selfie (p. 14) et hockey sur étang (p. 17), pour ne prendre que ces deux exemples, ne sont pas intégrables. J’ai cherché à en connaître les raisons auprès des membres du conseil d’administration de l’Office mais je n’ai eu pour toute réponse que des invectives lancées par un triste sbire.


Essayons donc de voir ce qu’est l’intégration linguistique. Pour ce faire, jetons un coup d’œil sur l’intégration des emprunts dans les langues sémitiques. En arabe, comme en général dans les autres langues du groupe, la racine est l’unité lexicale minimale, habituellement composée de trois consonnes (racine dite trilitère). « La racine trilitère est essentiellement composée de trois consonnes, » explique Henri Fleisch*; « les voyelles n’interviennent que pour indiquer des variations sémantiques à l’intérieur de cette racine ». Henri Fleisch poursuit :

L’existence de cette racine trilitère est quelque chose de réel pour le sens linguistique. On s’en rend parfaitement compte lorsque l’on considère la manière d’adapter un mot étranger : instinctivement, quand la chose est possible, on dégage de ce mot une racine trilitère à laquelle on applique les procédés de formation. Ainsi des mots français marque, mètre, l’arabe syrien a extrait les formes mrk, mtr et constitué le verbe (iie forme) marrak « faire une marque », le pluriel ’amtar « mètres » d’après le paradigme ’aqātl.


Henri Fleisch ajoute l’exemple suivant :

Un exemple assez amusant est le verbe kabban « aller aux cabinets », employé par les élèves de l’Université Saint-Joseph à Beyrouth, verbe parfaitement constitué sur une racine kbn extraite du mot « cabinets ».


L’intégration peut aussi se faire de façon plus superficielle, comme ces exemples d’emprunt de mots français dans l’arabe algérien : karti (quartier), birou (bureau), bidoune (bidon), etc. (exemples trouvés dans Wikipédia).


On trouve l’équivalent de ces deux modes d’intégration des emprunts linguistiques en français.


Il est bien connu qu’anciennement le français intégrait les mots anglais à la fois phonétiquement et graphiquement : bowling green > boulingrin, riding coat > redingote, packet boat > paquebot. Aujourd’hui rares sont les exemples de cette sorte : on peut citer, dans le vocabulaire de l’informatique, bug > bogue et l’orthographe coquetel (< cocktail) que l’OQLF proposait dès les années 1970 dans le but avoué qu’on ne prononce pas le mot à l’anglaise. Le Grand Dictionnaire terminologique (GDT) semble avoir abandonné toute préoccupation d’ordre phonétique puisqu’il admet un mot comme design sans faire mention de sa prononciation : pourtant, la prononciation à la française d’un emprunt devrait aider à juger de son intégration. Il est tout de même curieux que la politique de l’Office sur les emprunts linguistiques parle de leur intégrabilité mais passe sous silence les questions phonétiques et orthographiques.


En ce qui concerne les emprunts sémantiques et les calques, ils s’intègrent facilement dans la mesure où ils ne sont pas détectés comme des éléments étrangers par la majorité des locuteurs. D’ailleurs, le GDT en regorge (comptoir de cuisine, têtes de violon, etc.). Il est souvent difficile, voire impossible, de déterminer en quoi un emprunt sémantique ou un calque ne s’intègre pas au système linguistique. L’adjectif disposable « jetable » offre un exemple relativement facile à comprendre. Du point de vue formel, il devrait être un dérivé du verbe disposer (donc disposable signifierait « qui peut être mis en place selon un certain ordre ») mais il ne figure pas dans les dictionnaires du français standard. On peut dire que disposable au sens de « jetable » ne s’intègre pas au système linguistique du français en vertu d’une collision homonymique potentielle avec un dérivé du verbe disposer qui n’est pas reçu dans la norme. Quant au calque, il est un moyen d’intégration formelle et il est très difficile d’affirmer, comme le fait l’Office à propos de hockey sur étang**, qu’un calque ne s’intègre pas au système linguistique. Comme l’intégration existe déjà au plan de la forme, il faudrait que le calque pose des problèmes au plan sémantique pour affirmer qu’il n’est pas intégrable. J’avoue que je n’ai pas trouvé d’exemple de calque non intégrable. Même des expressions typiquement anglaises (au milieu de nulle part, ce n’est pas ma tasse de thé) ont fini par passer dans le français standard.


Il est plus facile de juger de l’intégration d’un mot étranger lorsque celui-ci a servi de base à des dérivations ou qu’il s’est inséré dans un paradigme verbal. Ainsi le mot très technique et peu courant shunt a produit les dérivés shuntage, déshuntage, shunter comme l’actualité de ces dernières semaines en France nous l’a appris :

Y a-t-il eu déshuntage jeudi juste avant la collision entre un car scolaire et un train régional près de Millas (Pyrénées-Orientales) qui a tué cinq lycéens ? Ce qui expliquerait que les barrières aient pu être levées lorsque la conductrice du car les a regardées (ce qu’elle affirme) avant de se fermer au moment où l’autocar est arrivé effectivement sur les voies. Telle est l’une des hypothèses sur laquelle les enquêteurs travaillent, alors que, dimanche, une messe et un rassemblement ont eu lieu à Saint-Féliu-d’Avall, qui pleure ses morts (Libération, 17 décembre 2017).


Les mots anglais qui ont produit des dérivés en français québécois (drive > drave, draver, draveur ; job > job, jobbine, jobbeur, etc.) ou qui ont donné des verbes (to bump > : bumper « supplanter » et le nom bumping ; cf. aussi booker, booster, focusser, flusher, etc.) sont donc intégrés au système linguistique. Et c’est ici que le critère d’intégration au système linguistique du français, mal défini et même pas défini du tout dans la Politique de l’emprunt linguistique, commence à poser problème. Prenons l’exemple de focusser : il est employé sous la plume de Marie Laberge dans un texte de 1992 et je l’ai déjà lu et entendu à l’Office lui-même. Il est donc difficile de rejeter cet emprunt en vertu des critères proposés par l’Office : il est intégré (puisqu’il se conjugue), légitimé de par son usage littéraire, il date de plus de quinze ans (autre critère proposé par l’Office), il doit bien faire partie de « la » norme sociolinguistique du français au Québec puisqu’il est, ou a été, utilisé à l’Office, il est même implanté dans l’usage (il est tout de même présent dans 62 000 pages Internet). Tout au plus peut-on dire contre lui qu’il fait double emploi avec focaliser.


Prenons un dernier exemple, le verbe booster. Il figure dans le Larousse au sens de « stimuler, développer, renforcer » (avec la précision qu’il s’agit d’un emploi familier), il a produit les dérivés boosting et boostage et il est attesté depuis au moins les années 1980 selon le Trésor de la langue française au Québec. On dira peut-être qu’il ne fait pas partie de « la » norme sociolinguistique du français au Québec. Le problème, c’est que cette norme n’est nulle part définie si ce n’est au cas par cas par les terminologues de l’Office. Ces derniers cherchent ainsi à imposer leur propre usage comme étalon. Leurs décisions ne peuvent manquer d’être arbitraires.


En résumé, l’OQLF invoque l’intégrabilité des emprunts dans le système linguistique du français mais sans jamais la définir. On affirme arbitrairement que des mots sont non intégrables (selfie) et d’évidents problèmes d’intégration (les mots dont la prononciation ne correspond pas au système orthographique du français comme design) ne sont même pas soulevés. En français québécois, des centaines, voire des milliers, d’anglicismes satisfont au critère d’intégrabilité. Aussi bien l’Office invoque-t-il d’autres critères comme la conformité à « la » norme sociolinguistique ou la légitimation dans l’usage mais ils se révèlent arbitraires comme je l’ai déjà expliqué dans une série de billets parus l’automne dernier.

________
* Henri Fleisch, Introduction à l’étude des langues sémitiques, Paris, Librairie d’Amérique et d’Orient Adrien-Maisonneuve, 1947, p. 21.
** Comme je l’ai déjà expliqué, si hockey sur étang pose un problème, ce n’est pas un problème d’intégration mais un problème de référent.



lundi 8 janvier 2018

L’adaptation d’un texte suisse


Ce matin, un article du Devoir repris du quotidien de Lausanne Le Temps, « Parlez-vous avec vos doigts ? » (titre original : « Quand les doigts valent mieux qu’un long discours »). Étonné de rencontrer le mot égoportrait dans un texte suisse (« les égoportraits de majeurs tendus devant la Trump Tower »), je suis allé vérifier dans l’original : « les selfies de majeurs tendus devant la Trump Tower ». Je découvre qu’on a aussi francisé crowdfunding (en italiques dans l’original) en sociofinancement. Je savais que les Américains republiaient en orthographe américaine les best-sellers* anglais mais j’ignorais qu'une pratique analogue avait cours au Québec.


Plus loin dans l’article on trouve le mot box-office que Le Devoir n’a pas traduit puisque le Grand Dictionnaire terminologique (GDT) de l’Office québécois de la langue française (OQLF) estime qu’il « s’inscrit dans la norme sociolinguistique du français au Québec ». En fait, c’est un mot du français standard, point. À ce titre, il est enregistré dans des dictionnaires comme le Larousse. On s’étonnera toutefois de la formulation de la définition du GDT : « classement selon sa popularité d'un film, d'une pièce de théâtre, d'un spectacle ou d'une vedette, établi en fonction du total des recettes générées par ceux-ci. » Dans ce sens-ci, générer constitue un anglicisme (non répertorié par le GDT ou la BDL). Rappelons ce qu’en dit l’Académie (6 octobre 2016) :

Comme les chats, le verbe générer semble doué de plusieurs vies. Il apparaît une première fois au tournant du xiie siècle, avec le sens de « régénérer quelqu’un par la vertu du baptême », et remplaçait alors une ancienne forme gendrer. Cette première vie s’achève avec le Moyen Âge. Générer revient au xvie siècle avec le sens d’« engendrer, produire », mais ces derniers termes, bien plus en usage, vont vite l’éliminer. Nouvelle naissance au siècle dernier dans le domaine des mathématiques et de la linguistique, où il est cette fois emprunté de l’anglais to generate. On peut ainsi dire qu’une droite se déplaçant selon un certain axe génère un cône ou qu’une langue, avec un nombre de règles fini, peut générer un nombre infini de phrases. On ne s’acharnera pas contre ce malheureux mot dont la force vitale étonne et on ne condamnera donc pas son emploi dans ces deux domaines spécialisés, mais on rappellera que dans tous les autres cas, on doit préférer à cet anglicisme des formes comme engendrer, faire naître, provoquer, causer, produire, etc.


Voici un tableau présentant les autres anglicismes de l’article du Devoir avec, dans la seconde colonne, des commentaires sur le traitement que leur réserve le GDT (j’omets des mots acceptés en français depuis longtemps comme slogan ou marketing) :

millénariaux (texte d’origine : millennials, en italiques)
Terme proposé par l’Office en 2016 pour remplacer millénial. La fiche du GDT ajoute : « L'emprunt intégral adapté écho-boomer s'inscrit dans la norme sociolinguistique du français au Québec » : c’est bon à savoir – d’autant plus que l’emprunt n’est que partiellement adapté : boomer et non boumeur.
cool (« posture cool »)
Le GDT ne traite que le verbe to cool ou des expressions où le mot apparaît en fonction adjectivale mais jamais l’adjectif cool tout seul.
t-shirt
Accepté par le GDT. La fiche de 2014 précise (enfin !) que le mot gaminet n’a jamais été un québécisme puisqu’il est une proposition du journaliste français Jacques Cellard.
smartphone
GDT : téléphone intelligent, smartphone ne s’inscrivant pas « dans la norme, etc. » FranceTerme propose terminal de poche, que ne mentionne pas le GDT, et ordiphone, que le GDT donne comme synonyme. Encore un exemple de coopération linguistique ! Cliquer ici pour lire un billet de Robert Chaudenson sur ce thème
designer
Accepté par le GDT. Apparemment le mot ne présente pas de problème d’« intégration au système linguistique du français » selon la formulation de la nouvelle Politique de l’emprunt linguistique. On aimerait bien savoir quelle prononciation l’Office propose et si elle est conforme au système de correspondances phonèmes-graphèmes du français (poser la question, c’est déjà y répondre, n’est-ce pas ?)
shaka (le « shaka » des surfeurs)
Absent
surfeurs
Accepté, avec la mise en garde : « l’emprunt intégral surfer est à éviter » !
papy-boomer
Absent du GDT. Mais ce dernier propose des équivalents pour papy-boom comme boum du troisième âge ou boum des aînés (!) où boum est du masculin (pour éviter toute confusion avec une boum de vieux ?) Le GDT accepte baby-boom mais pas papy-boom, allez savoir pourquoi !
« (le fameux) check, ou fist bump, (qui consiste à se saluer en cognant les poings.
Absents en ce sens du GDT.
hip-hop
Accepté par le GDT pour désigner le mouvement culturel.

________
* Mot à éviter selon le GDT « puisqu'il est mal adapté au français sur les plans graphique et phonétique ». Remarque curieuse que le GDT omet à propos du mot designer.


samedi 6 janvier 2018

Anglicisation et inculture


Dans Le Devoir du 30 décembre 2017 : « Au XXsiècle av. J.-C., Philo d’Alexandrie concevait déjà une pratique spirituelle incluant des exercices axés sur l’attention et la concentration. »


Philon d’Alexandrie est un philosophe juif qui vécut au début de notre ère (env. 20 av. J.-C. – env. 50 ap. J.-C.). En anglais, on l’appelle Philo of Alexandria. Le français Philon est plus près de l’original grec Φίλων ; et l’anglais Philo du nom latin du philosophe, Philo Judaeus. La collaboratrice du Devoir a confondu les noms du philosophe en français et en anglais, ce qui est piquant quand on sait que ce dernier a écrit un traité sur la confusion des langues (le mythe de Babel).


Il est toutefois plus étonnant de lire que Philon d’Alexandrie aurait vécu au XXsiècle av. J.-CSi tel avait été le cas, il n’aurait pu s’appeler ὁ Ἀλεξανδρεύς, Alexandrie ayant été fondée en 331 av. J.‑C. Le XXsiècle av. J.-C, c’est l’époque où apparaissent les premières ziggourats, modèles de la tour de Babel.





vendredi 5 janvier 2018

«Fait à» ou «donné à»? Complément d’information


Le 16 décembre 2017, j’ai mis en ligne un billet sur l’utilisation des formules « fait à » et « signé à » qui apparaissent au bas des documents administratifs au Québec. Le juge à la retraite Robert Auclair, président-fondateur de l’Association pour le soutien et l’usage de la langue française, m’a fait remarquer que d’autres formules sont aussi utilisées. On constate, écrit-il, qu’il y a plusieurs usages au Québec et pas seulement deux. Il poursuit :

Il faut donc examiner la situation dans ce contexte.
Un peu d’histoire
L’ASULF a constaté, il y a un certain temps, que les avis publics dans les journaux se terminaient par l’emploi de plusieurs formules pour désigner le lieu et la date de leur signature, mais à peu près jamais par « Fait à ». Elle a alors commencé à inviter les personnes qui publiaient de tels avis à employer cette formule, après avoir constaté que c’est celle qui est courante en français dans le monde. Plus de trois cents lettres ! Voici les formules relevées :
-  Édictée le ou ce (plutôt rare)
Édictée ce 21 janvier 2015 (Ville de Québec, avis paru le 30 janvier 2015)
-  Daté le ou de (de temps en temps)
-  Donné à (fréquent)
Lettre de la Ville de Boucherville mentionnant que l’Office l’a informée que cette formule est acceptable. […].
-  Signé à (fréquent)
Signé à Québec, ce 27 avril 2017 (avis donné par le ministre Luc Fortin). Lettre d’un sous-ministre, Claude Pinault, qui maintient cette formule, après avoir reçu un avis du service linguistique de l’OQLF. […].
-  Fait à (très rare).
-  Absence de formule devant le nom du lieu (assez fréquent)
Voilà six façons de s’exprimer qu’a relevées l’ASULF, d’où sa démarche pour voir un peu clair dans ces usages. On est loin du choix à faire entre « Fait à » et « Donné à ».
La majorité des personnes à qui j’ai proposé la formule « Fait à » l’ont acceptée. Pour le constater, il suffit de prendre connaissance de la liste des nombreux avis publiés dans les journaux. Il y a encore plusieurs personnes qui emploient une autre formule. Certaines n’en retiennent aucune et mentionnent tout simplement le nom de la ville. Je n’ai pas vu ailleurs dans le monde les diverses formules québécoises susmentionnées. Je ne peux toutefois affirmer qu’elles ne sont pas employées parce que je ne suis pas équipé pour faire une telle recherche.

Position de l’Office
L’ASULF n’a rien trouvé dans le Grand Dictionnaire Terminologique concernant ces formules. Tout au plus a-t-elle pu apprendre, par les deux lettres susmentionnées, que l’Office a donné un avis à ce sujet lorsque la question lui a été posée. J’aurais aimé que d’autres personnes consultent l’Office sur les formules « Édicté » et « Daté ». Ce dernier les aurait peut-être acceptées également. On aurait eu un beau cocktail !
Ce ne sont pas tant les deux réponses de cet organisme qui me surprennent que le motif qu’il invoque dans chaque cas pour les justifier, à savoir que c’est une formule légitimée (?) dans l’usage administratif et juridique ou dans la langue juridique et officielle et qu’elle s’intègre bien au système linguistique du français. Voilà une affirmation qui m’agace. Ça dépasse l’entendement quand on connaît l’histoire de la langue officielle chez nous. Et c’est cette orientation que j’ai dénoncée dans une lettre à l’Office.
Je constate aussi que l’Office se contente d’admettre que « Fait à » est utilisé ailleurs. Il s’abstient bien de privilégier l’emploi de cette formule. C’est comme s’il avait mission de promouvoir, à l’image de son appellation, une langue québécoise avec toutes ses variétés, de préférence à la langue française.
La langue juridique depuis 1763
C’est à partir de 1763 que le droit public anglais a été introduit chez nous, ce qui veut dire le droit constitutionnel, le droit administratif, le droit commercial et le droit pénal. Dans tous ces domaines, les Québécois ont été gavés de textes traduits de l’anglais, littéralement la plupart du temps. C’est dans la langue juridique qu’a commencé la pollution de notre langue. Elle s’est étendue ensuite dans la langue en général, infiltrant même nos lois civiles d’inspiration française. Voilà une réalité que personne ne conteste. À mes yeux, s’il y a une source dans laquelle il faut puiser avec méfiance en matière de langue, c’est bien notre langue officielle.
Quelqu’un répliquera sûrement que la situation s’est améliorée depuis et que la langue publique au 21e siècle n’est plus ce qu’elle était. C’est exact. Il ya a eu progrès, et même un grand progrès, c’est incontestable. Mais de là à faire une référence de cette langue dite améliorée, un instant !
La langue juridique en 2017
Il y a quelques semaines à peine, j’ai pris connaissance d’un acte de procédure rédigé par des avocats pour le compte de juges en chef de la Cour supérieure dans une action en justice contestant la compétence de la Cour du Québec. Il ne s’agit pas ici d’un langage de boulevards, mais bien du vocabulaire choisi par des juristes dans un contexte juridique très important. J’y ai relevé une dizaine de fautes grossières, des péchés mortels dans mon vocabulaire judéo-chrétien. Incroyable, mais vrai. Il vaut la peine de prendre connaissance de ce relevé […] pour constater la véracité de mon affirmation.
Quitte à me répéter, il est inconcevable qu’on se contente de la langue juridique ou officielle au Québec pour justifier le bien-fondé d’une appellation en français. C’est le comble! Ma tension monte d’un cran, je deviens mauraissien.

Conclusion
Il faut continuer de promouvoir l’emploi de la formule « Fait à » et dénoncer, le cas échéant, la position de l’Office.

Pour lire le texte de M. Auclair inclus dans mon billet du 16 décembre 2017, cliquer ici.

jeudi 4 janvier 2018

Faire fuiter de fausses informations


« Steve Bannon n’a rien à voir avec moi ou ma présidence », a lancé le 45e président des États-Unis. Le changement de ton est spectaculaire vis-à-vis de cet homme à la crinière poivre et sel et à la démarche nonchalante que Donald Trump qualifiait il y a moins de cinq mois d’« ami », de « quelqu’un de bien » traité très injustement par la presse. « Steve n’a eu qu’un rôle très limité dans notre victoire historique », a-t-il dit mercredi, accusant ce dernier d’avoir passé son temps à la Maison-Blanche « à faire fuiter de fausses informations pour se rendre plus important qu’il n’était ».
Le Devoir, 4 janvier 2018 (Agence France Presse)


En anglais, le nom leak signifie « an intentional disclosure of secret information » et le verbe to leak « become known », « intentionally disclose (secret information) » (Oxford English Dictionary). En français, on a les équivalents fuite, fuiter, fuitage. En québécois, on parle de couler et de coulage.


Le Grand Dictionnaire terminologique (GDT) de l’Office québécois de la langue française (OQLF) a plusieurs fiches sur le mot leak mais aucune portant sur le sens qu’il a acquis dans le monde politique. Une fois de plus, la Banque de dépannage linguistique est plus fiable puisqu’elle a une fiche « coulage d’information ». Mais elle ne mentionne pas le verbe fuiter. L’Académie française a traité de ce verbe en… 2012, pour le critiquer il est vrai. Malgré tous les préjugés que l’on peut entretenir à son égard, l’Académie réussit donc à mieux rendre compte sur ce point de l’usage contemporain que l’OQLF.


 Fuiter
Le 02 février 2012
Ce néologisme se répand au fur et à mesure que sont divulguées des informations confidentielles. Faire fuiter un sujet d’examen, Son nom a fuité, Laisser fuiter un document diplomatique.
Le terme de Fuite, bien installé dans l’usage en ce sens figuré, est le seul qui doit être employé. On dira Il y a eu une fuite, des fuites provenant de…, Une fuite a permis la publication, la diffusion de…, Son nom a été divulgué en raison d’une fuite, etc.
On pourra également utiliser le verbe Filtrer, pris au sens figuré de Se répandre, parvenir à être connu en dépit d’obstacles divers. La nouvelle a filtré malgré les précautions prises.

Sur ce sujet, voir aussi mon billet « Le vaisseau de l’État fuit-il ou coule-t-il ? »

mercredi 3 janvier 2018

Sunt qui adhuc latine loquuntur


Sicut Asterix noster dixerit: delirant isti Americani!

Les mots de l’année 2017, complément d’enquête


Lionel Meney, professeur émérite de traduction à l’Université Laval, auteur du Dictionnaire québécois-français, me communique ces observations sur mon billet d'hier :

Antifa : terme courant en France où il existe ce genre de groupuscules (en fait des fascistes d'extrême-gauche en guerre avec les fascistes d'extrême-droite, les deux se nourrissant les uns les autres).
kompromat est un russisme (mot-valise : mot à mot "matériel compromettant") qui se trouve régulièrement dans la presse quand il est question de certaines pratiques de la police russe.
Newsjacking : les termes formés sur jacking courants dans la presse européenne sont nombreux : hijacking, car-jacking, home-jacking ("invasion de domicile" ici est un calque de l'américain).
fake news : la traduction "fausse nouvelle" proposée par le GDT est typique des traductions littérales spécialités de ce dico; dans ce raisonnement : news = nouvelles donc fake news = fausse nouvelle. Or, il faut revenir au sens premier de "nouvelles" pour comprendre que cela ne convient pas. Il s'agit d'une information, pas d'une nouvelle. Un autre équivalent fréquent que je n'ai pas signalé, semble-t-il, est une "intox". Cela dit bien ce que cela veut dire : une info(rmation) volontairement fausse. Je critique "fausse nouvelle" pour lui préférer "fausse information". Cela dit "fausse nouvelle" s'emploie aussi bien en Europe (moins fréquemment) qu'au Québec (plus fréquemment).
gender-fluid : j'ai déjà rencontré quelque chose comme le "fluidité du genre"…



À la lecture de ces remarques, on s’étonne encore plus que le Grand Dictionnaire terminologique (GDT) de l’Office québécois de la langue française (OQLF) n’ait traité que deux des 19 néologismes anglais les plus courants de 2017.


mardi 2 janvier 2018

Les mots de l’année 2017


Dans son « Carnet d’un linguiste », Lionel Meney a mis récemment des hyperliens donnant accès aux listes des mots anglais les plus populaires en 2017 selon les équipes de rédaction des dictionnaires Oxford et Collins. Cela m’a rappelé que j’ai déjà publié deux billets sur les néologismes anglais les plus fréquents en 2015 et en 2016 et sur le traitement (ou plus souvent l’absence de traitement) de ces mots dans le Grand Dictionnaire terminologique (GDT) de l’Office québécois de la langue française (OQLF). J’ai refait le même exercice avec les néologismes de 2017. Dans le tableau qui suit, la troisième colonne indique si le mot anglais a été traité par l’OQLF et quel équivalent français il propose pour le traduire le cas échéant.

English Oxford Dictionaries

Grand Dictionnaire terminologique

Antifa
[noun; treated as singular or plural] a political protest movement comprising autonomous groups affiliated by their militant opposition to fascism and other forms of extreme right-wing ideology



ø

Broflake
[derogatory, informal] a man who is readily upset or offended by progressive attitudes that conflict with his more conventional or conservative views



ø

Gorpcore
[noun] a style of dress incorporating utilitarian clothing of a type worn for outdoor activities



ø

Kompromat
[mass noun] compromising information collected for use in blackmailing, discrediting, or manipulating someone, typically for political purposes



ø

Milkshake Duck
a person or thing that initially inspires delight on social media but is soon revealed to have a distasteful or repugnant past



ø

Newsjacking
[mass noun; marketing ] the practice of taking advantage of current events or news stories in such a way as to promote or advertise one's product or brand



ø

Unicorn
denoting something, especially an item of food or drink, that is dyed in rainbow colours, decorated with glitter, etc.

Il y a trois fiches « unicorn » mais aucune traitant le nouveau sens qu’a ce mot en anglais

White fragility
[mass noun] discomfort and defensiveness on the part of a white person when confronted by information about racial inequality and injustice



ø

Youthquake
a significant cultural, political, or social change arising from the actions or influence of young people


ø
Collins dictionaries



Fake news
noun: false, often sensational, information disseminated under the guise of news reporting

Équivalent proposé: fausse nouvelle.
Lionel Meney (« Carnet d’un linguiste ») propose plutôt : fausse information, fausse info, info bidon (fam.)

Antifa

noun: (1) a antifascist organization (2) a member of a antifascist organization adjective: (3) involving, belonging to, or relating to a antifascist organisation 



ø

Corbynmania

noun: fervent enthusiasm for Jeremy Corbyn, the leader of the UK Labour Party



ø

Cuffing season

noun: the period of autumn and winter, when single people are considered likely to seek settled relationships rather than engage in casual affairs

Le GDT n’a que le terme médical « cuffing »

Echo chamber

noun: an environment, especially on a social media site, in which any statement of opinion is likely to be greeted with approval because it will only be read or heard by people who hold similar views 

Le GDT a deux fiches qui, comptent tenu de leur ancienneté (1976 et 1984), ne traduisent pas le nouveau sens que le terme a acquis en anglais

Fidget spinner

noun: a small toy comprising two or three prongs arranged around a central bearing, designed to be spun by the fingers as means of improving concentration or relieving stress

GDT: toupie de / à main

Gender-fluid

adjective: not identifying exclusively with one gender rather than another


ø

Gig economy

noun: an economy in which there are few permanent employees and most jobs are assigned to temporary or freelance workers

 



ø

Insta

adjective: of or relating to the photo-sharing application Instagram

 


ø

Unicorn

noun: (1) an imaginary creature depicted as a white horse with one long spiralled horn growing from its forehead, regarded as symbol of innocence and purity (2) a recently launched business enterprise that is valued at more than one billion dollars 

 

Le GDT rend compte du premier sens (ancien) donné par le Collins et traduit le deuxième par licorne. L'Oxford donne à ce mot un troisième sens, cf. plus haut.



Des 19 mots précédents, antifa et unicorn apparaissent dans les deux listes. Quant à Corbynmania, sa traduction ne pose pas de problème et on peut ne pas en tenir compte dans la mesure où il s’agit d’un terme propre à la politique anglaise peu susceptible d’être fréquemment utilisé à l’étranger. Restent donc 17 termes. Le GDT n’a traité que deux de ces termes, fake news et fidget spinner (et ne rend pas compte du nouveau sens d'unicorn dans l'Oxford même s'il a des fiches sur ce mot) . Deux sur 17 ! 11,8 % !



Comme les années précédentes, il faut conclure que la néologie, qui a déjà été une discipline privilégiée à l’Office, est devenue un parent pauvre. On préfère consacrer une partie des énergies à refaire, ou défaire selon le point de vue que l’on adopte, le travail des premières équipes de terminologues de l’Office. C’est ainsi qu’en 2014 on a refait toutes les fiches privilégiant le mot soda pour lui substituer le terme boisson gazeuse; soda avait pourtant été normalisé par le même Office. Cela au moment où Canada Dry, qui avait refusé pendant des années de traduire sur ses étiquettes l’expression ginger ale, décidait finalement d’utiliser le terme soda gigembre non seulement dans son étiquetage mais dans sa publicité (on peut encore la voir à la télévision). On a vécu la même situation vers 2002 quand un terminologue avait pris l’initiative de « redorer le blason » du terme déductible (anglicisme pour franchise) dans le domaine des assurances alors que l’Office était intervenu sans compter auprès des assureurs dans les années 1960 et 1970 pour les convaincre d’utiliser les termes du français standard. Soyons philosophe et constatons que faire et défaire, c'est toujours travailler.