lundi 19 mars 2018

L’emprunt linguistique, un point de vue hongrois


Le hasard a fait qu’au cours de mes recherches je viens de tomber sur un texte résumant un livre d’essais du grand écrivain hongrois Dezső Kosztolányi (Dezső, avec double accent aigu, se prononce « des jeux »; et le nom de famille, « costolagni » avec un a allongé). Kosztolányi est célèbre en Hongrie pour la critique qu’il a faite des propos du linguiste français Antoine Meillet sur le hongrois. Dans son livre Les langues dans l’Europe nouvelle (1918), ce dernier avait tenu des propos qui avaient blessé les Hongrois. C’est ainsi qu’il écrivait : « … le magyar n’est pas une veille langue de civilisation. Il porte dans son vocabulaire la trace d’influences extérieures de toutes sortes : il est plein d’emprunts au turc, au slave, à l’allemand, au latin, tandis que lui-même n’a exercé sur les langues voisines presque aucune influence durable1. »


On a publié en 2016 la traduction française d’un recueil de textes de Kosztolányi sous le titre L’âme et la langue2. Ella Micheletti en a fait un résumé substantiel dont j’extrais ce qui concerne l’examen que fait Kosztolányi de l’emprunt linguistique :

Après avoir aussi bien explicité le pouvoir de la langue maternelle, Dezso Kosztolanyi en vient à évoquer les influences réciproques des langues. Il sait se montrer nuancé mais ferme. Pas de « linguistiquement-correct » autrement dit d’apologie des remplacements de mots. Dès les années 30, l’auteur observe une montée en puissance des mots anglais, allemands, latins ou même français en Hongrie. Or, le problème est qu’ils ne sont pas venus s’ajouter aux mots hongrois mais les remplacer. En d’autres termes, face à de nouveaux mots étrangers et génériques, certains mots hongrois, qui servaient à montrer de multiples subtilités de situations, « stagnent, peu à peu deviennent superflus et vides de contenus, ils s’étiolent puis meurent ».
Certains verraient dans ce point de vue un caractère rétrograde et « fermé » au monde car c’est précisément là le seul prisme de lecture offert à notre époque : celle de l’ouverture et des multi-échanges. Toutefois, gageons que la langue comme garante d’une identité assumée et d’un corpus de références communes reste une opinion encore prégnante et évidente chez l’immense majorité des peuples.
L’argumentaire de l’auteur en faveur de la non-prolifération de mots étrangers dans le hongrois doit être replacé dans le contexte de cet État qu’est la Hongrie. Si tout peuple est légitime à souhaiter que sa langue soit préservée au minimum, le hongrois, rappelle l’écrivain, « reste une langue isolée ». Et si les emprunts du grec et du latin dans le français sont compréhensibles au vu de nos racines linguistiques, il n’en est pas de même pour cette langue finno-ougrienne sans « lien organique » avec les deux langues antiques.
En revanche, tout ce plaidoyer en faveur d’une langue qui ne se laisse pas travestir par des mots moins riches et nuancés ne fait pas tomber l’auteur dans un chauvinisme grossier. Il est juste question de patriotisme tranquille. Dès lors, Kosztolanyi précise que « ce serait une aberration de déclarer la guerre aux mots qui viennent du bulgare ancien, à nos mots turcs ou slaves […] auxquels nous avons maintenant accordé droit de cité ». La nuance est subtile : l’acceptation de mots de langues cousines ou du moins proches de la nôtre il y a des centaines d’années ne permet pas automatiquement d’accueillir des mots sans aucun lien organique aujourd’hui. Un bon compromis entre la préservation d’une langue et son enrichissement limité mais cohérent par d’autres mots. Et de conclure : « Celui qui ne connait pas sa langue maternelle ne saurait être humain. L’homme international n’existe pas. » 
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1. «La place de la langue hongroise sur la planète », dans Aujourd’hui, Anthologie de la littérature hongroise contemporaine, Budapest, Corvina, 1987.
2. Dezső Kosztolányi, L’Âme et la Langue, éditions Vagabonde, 160 pages, 16 euros.

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Un autre Hongrois, Árpád Vígh, s’est intéressé, lui, à la langue littéraire au Québec dans son ouvrage Le bon usage des québécismes. Cliquer ici pour lire mon billet sur cet ouvrage.




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